L’heure est à l’hyper connexion, aux interactions multiples. Nous échangeons chaque jour quelques milliers de commentaires, images, vidéos, liens, gifs et émojis avec nos clients, partenaires, prestataires et collègues d’open space. Pourtant, les résultats du 6e baromètre Paris Workplace révèlent que les salariés, de plus en plus connectés, se sentent de plus en plus isolés. 6 interrogés sur 10 disent qu’il leur arrive de se sentir isolés au sein de leur entreprise et 1 sur 4 ressentent souvent cet isolement. D’où vient ce mal-être qui semble frelater les organisations ? Qu’est-ce qui favorise cet isolement ? Pourquoi sommes-nous toujours plus nombreux à éprouver un sentiment de solitude alors même que la communication semble omniprésente ? Décryptage d’un sentiment aussi subjectif que largement partagé avec Caroline Dumas, psychologue spécialisée dans la souffrance au travail.
Sentiments d’abandon
La notion d’isolement professionnel pose question et semble difficile à circonscrire. Caroline Dumas pointe du doigt le flou qui entoure sa définition : « Parle-t-on d’un isolement physique ou d’un isolement relationnel ? D’un isolement réel ou d’un isolement perçu ? D’un isolement temporaire ou permanent ? » L’isolement semble complexe et pluriel. Il peut s’apparenter quelques fois au manque d’interactions physiques (travailler seul dans son bureau ou à domicile), au fait d’être peu ou mal entouré ou encore au sentiment de ne pas pouvoir compter sur quelqu’un dans la sphère professionnelle. C’est probablement ce dernier point qui est le plus décisif pour appréhender ce sentiment. La psychologue se risque à définir l’isolement au travail « comme un ensemble de situations où les salariés éprouvent des difficultés, pour quelque raison que ce soit, à obtenir une assistance en cas de nécessité. » Elle le distingue du « sentiment de solitude, plus extrême, qui correspond à la situation subjective où le salarié s’est résigné à ne pas rechercher d’aide, considérant par avance que c’est peine perdue. »
« C’est un ensemble de situations où les salariés éprouvent des difficultés, pour quelque raison que ce soit, à obtenir une assistance en cas de nécessité » – Caroline Dumas, psychologue
Faire le vide autour de soi
Comme le souligne Caroline Dumas, quelques critères objectifs permettent de qualifier des situations d’isolement comme « l’absence ou la présence de personnes à proximité (pour évaluer l’isolement physique) ou la qualité et le nombre d’interactions avec d’autres personnes ( pour évaluer l’isolement relationnel). »
Paris Workplace a mis en exergue deux signes assez communs chez les salariés isolés ; ceux-ci écouteraient plus régulièrement de la musique au travail et tutoieraient beaucoup moins facilement leurs collègues. Des points d’attentions très concrets mais insuffisants pour évaluer un état qui n’est pas toujours conscientisé.
En effet, ces critères « objectifs » ne suffisent pas nécessairement à détecter l’isolement. Caroline Dumas soulève la complexité à l’œuvre derrière ce sentiment ; « l’isolement physique ne veut pas dire isolement relationnel qui a trait au nombre et à la qualité des échanges avec d’autres personnes. On peut en effet travailler seul et se sentir parfaitement bien entouré. À l’inverse, l’isolement professionnel peut être plus prégnant pour des professions, telles les conducteurs de bus, qui malgré la présence très forte de clients autour d’eux, peuvent n’avoir rien à partager avec eux. »
« L’isolement physique ne veut pas dire isolement relationnel qui a trait au nombre et à la qualité des échanges avec d’autres personnes. » – Caroline Dumas
Pour la psychologue, « l’isolement est identifiable quand le travail devient indicible et lorsque le salarié ne fait plus partie d’une expérience partagée. Le travail ne renvoie plus à une expérience communicable, les liens avec le collectif ou la communauté sont, non pas distanciés mais coupés. » L’isolement se caractérise donc souvent par une forme de repli sur soi, un défaut de verbalisation qui peut, quelques fois, se transformer en une certaine apathie. Comme le précise Caroline Dumas, cette solitude affective a été théorisée par Hannah Arendt sous le terme de “désolation” puis reprise par la psychodynamique du travail. Elle s’éprouve dans « le sentiment d’inutilité, de non appartenance au monde, dans l’abandon par autrui, dans le déracinement, dans le sentiment de se faire défaut à soi-même. »
« L’isolement est identifiable quand le travail devient indicible et lorsque le salarié ne fait plus partie d’une expérience partagée. » – Caroline Dumas
Les nouvelles pratiques de travail en cause
Il semblerait que malgré la multiplication des moyens de communication, nous soyons plus seuls que jamais. Pour Caroline Dumas, il est « évident que les nouvelles pratiques de travail, telles que le développement généralisé des open spaces, l’hyperconnexion ou encore le télétravail, jouent un rôle prévalent dans le développement du sentiment de solitude chez les professionnels aujourd’hui. »
Cela semble antinomique et pourtant, l’étude Paris workplace conclut elle aussi que « trop de relations tue la relation » et qu’ « au-delà de 20 relations par jour, leur qualité et la performance des collaborateurs baissent significativement. » Si ce n’est le nombre, c’est donc probablement la qualité de la relation qu’il faut questionner. La dématérialisation et la déshumanisation des échanges, l’hyper-sollicitation, le flux ininterrompu d’information banalisent et abîment probablement quelque peu le lien social. À l’heure où 7 salariés sur 10 échangent quotidiennement avec plus de 10 personnes par messagerie instantanée, mails, téléphone, intranet et où les bureaux partagés rassemblent 82% des travailleurs, nous pourrions croire être loin de l’isolement… et pourtant.
Un chacun pour soi omniprésent
Derrière ces nouveaux usages, qui redéfinissent les règles du jeu et des échanges au travail, d’autres mécanismes sont à l’œuvre. Si les salariés sont rarement seuls, nombreux sont ceux qui avouent se sentir isolés, épiés, surveillés. Pour comprendre le pourquoi de ce sentiment d’isolement, il faut aussi s’intéresser à l’organisation du travail. Caroline Dumas explique qu’il « faut dépsychologiser le mal-être au travail dont l’isolement professionnel fait partie pour se concentrer sur la manière dont le travail s’organise aujourd’hui. »
Le malaise professionnel n’est pas seulement le fait d’individus en souffrance, il est avant tout la résultante d’organisations malades. La psychologue met en cause « l’intensification du travail et les organisations du travail qui produisent de la solitude. » Autrement dit, bon nombre de pathologies, maladies professionnelles, troubles de la santé (isolement relationnel, dépression, angoisse…) découleraient selon elle d’une « dégradation du vivre ensemble au travail ». Caroline Dumas évoque à cet égard les « travaux en psychodynamique du travail » qui « convergent vers l’analyse d’une érosion des rapports d’entraide et de solidarité au travail, le développement de relations de compétition et de méfiance réciproque, et un isolement croissant de chacun qui fait le lit d’une montée de la solitude et des troubles associés. »
Bon nombre de pathologies, maladies professionnelles, troubles de la santé découleraient […] d’une « dégradation du vivre ensemble au travail. » – Caroline Dumas
La performance est reine et c’est l’évaluation et la compétition qui, souvent encouragées par les managers, cadencent désormais la vie des salariés. Sous couvert de challenge, sous prétexte de vouloir tirer le meilleur de chacun, le management ébrèche doucement mais insidieusement la solidarité et le collectif de travail. Le succès individuel prime bien souvent sur l’esprit de corps ; l’organisation récompense les individus au lieu de célébrer le groupe. Caroline Dumas dénonce également « les orientations qui président la gestion des ressources humaines ». Selon elle, « les formes modernes du management, à travers notamment la gestion des emplois et des carrières individualisent les salariés et les isolent du collectif. » Comment apprendre à travailler en équipe si nous continuons d’évoluer seul ? Dans un rapport sur l’isolement au travail de l’INRS, la sociologue française Danièle Linhart souligne également « un mouvement général de distanciation interindividuelle dans l’organisation contemporaine du travail. »
Concrètement, performer au travail signifierait désormais s’affirmer, tirer son épingle du jeu et ce souvent au détriment des collectifs de travail. Selon sa thèse, « dans les secteurs privés comme publics, la performance individuelle assujettie aux impératifs de productivité est survalorisée au risque de l’effacement d’une pensée réflexive collective sur les pratiques de métier. Par ailleurs, la confiance nécessaire à la coopération et l’organisation opérationnelle du travail s’affaiblit face à une autorité gestionnaire qui contrôle et suspecte. Ce mouvement général d’intensification malmène le lien social et crée ainsi de la solitude au travail par excès d’individualisation. »
Comment lutter contre ?
Comment, dès lors, court-circuiter ces schémas de pensée individualistes, renouer avec des échanges vertueux et (re)socialiser les organisations ? Selon Caroline Dumas, créer de la relation suppose de tisser, au-delà d’une dynamique de coordination, « une dynamique de coopération renvoyant à la notion d’œuvre commune. » Reconstruire le commun est un travail de longue haleine, psychologique, organisationnel, structurel. Pour Caroline Dumas, « pour endiguer l’isolement au travail, il ne s’agit pas seulement de prendre en charge les salariés individuellement (numéro vert, gestion du stress, écoute pour rendre supportable l’insupportable etc…) mais de les encourager à prendre en charge eux-mêmes les questions du travail, à développer du pouvoir de faire des choix et d’agir. »
Concrètement, que faire pour rompre l’isolement et fabriquer de la relation ? Revue de quelques bonnes pratiques :
- Prendre conscience de la montée de son propre isolement professionnel, puis éventuellement de sa solitude, et ne pas sous-estimer ce ressenti.
- Soutenir les salariés face à une difficulté puisque c’est le sentiment de ne pouvoir compter sur personne qui fait le lit de l’isolement professionnel.
- Privilégier les échanges en face à face pour réharmoniser et ré humaniser la relation. Selon l’étude Paris workplace, les salariés qui échangent en face à face avec plus de 3 collègues par jour sont presque deux fois moins nombreux à souffrir de solitude (21 % vs 36 %).
- Promouvoir le travail collaboratif, la fréquence du travail en équipe étant directement corrélée au bien-être au travail.
- Repenser l’espace de travail pour réinsuffler une dynamique collaborative. L’aménagement des bureaux est clé dans la qualité de vie au travail ; l’étude Paris Workplace démontre que les salariés qui échangent le plus et qui entretiennent de bonnes relations avec leurs collègues (les hyper-relationnels) disposent, plus souvent que la moyenne, d’espaces de détente et de convivialité dans leurs bureaux (84 % vs 66 %), et d’espaces destinés à travailler en mode collaboratif (62 % vs 47 %). L’aménagement des bureaux impacte également très directement la qualité des relations. Il apparaît que le format qui favorise le plus les échanges (de qualité !) est le bureau partagé de 2 à 6 personnes, devant les open spaces ou les bureaux individuels fermés.
Le sentiment d’isolement au travail, exacerbé par la dématérialisation des échanges et l’individualisation des trajectoires professionnelles, semble gagner du terrain. Nous interagissons beaucoup (trop ?) sans nous lier vraiment car le temps va plus vite, les Slack, Trello et autres outils collaboratifs remplacent les réunions d’équipe et les chats internes les bons mots de la pause café. Nous travaillons souvent seuls pour mieux faire nos preuves ou évoluer. Nous oublions, dans la course folle du quotidien et de la productivité ce qui fait le sel et la performance véritable des organisations : l’intensité et la qualité des relations. Et si nous privilégions la meilleure façon d’échanger à celle qui va le plus vite ? Et si nous décidions à nouveau de prendre soin du lien social ? Et si nous choisissions d’abandonner l’individualisme forcené qui prévaut pour passer d’une organisation du travail solitaire à une organisation du travail solidaire ?
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